I. Le prophète, remarquez-le, commence ce psaume par la même
pensée qui a terminé le précédent. (cf 126,5). Il proclamait bienheureux ceux
qui n'avaient à craindre aucune confusion, et dont Dieu était le protecteur et
l'appui, et il donne pour exorde à ce psaume la même vérité : "Heureux tous ceux
qui craignent le Seigneur." Les Juifs sont comme le point de départ du
psalmiste, mais sa proposition est générale. Rien de plus juste, en effet, que
cette expression : "Tous ceux qui craignent le Seigneur." C'est-à-dire que tout
homme, quel qu'il soit, maître ou esclave, pauvre ou privé de quelqu'un de ses
membres, peut sans difficulté parvenir à ce bonheur dont il parle. Il est un
autre bonheur faux et mensonger trop vanté par un grand nombre, et que le
concours réuni d'une multitude d'éléments peut à peine garantir; et si un seul
de ces éléments vient à faire défaut, on n'est point heureux, même aux yeux des
hommes. Voici par exemple un homme qui a la richesse en partage, cela ne suffit
pas pour son bonheur s'il n'a en même temps la santé. Ou bien s'il est riche,
mais qu'il n'ait pas l'usage de quelqu'un de ses membres, son bonheur est encore
imparfait et il est plus misérable que les indigents.
Combien de riches dont la vie est une lutte incessante avec les
maladies, et qui estiment heureux ceux qui parcourent les rues en demandant leur
pain, et qui se regardent comme les plus malheureux des hommes au milieu de
leurs immenses richesses. Supposons maintenant un homme qui joint la santé aux
richesses ! mais à qui la gloire fait défaut; nouvel obstacle à son bonheur. Il
en est beaucoup, en effet, qui ont à la fois une immense fortune et une santé
florissante, mais pour qui la vue de ceux qui occupent les premières places dans
les armées ou dans l'État sont un supplice intolérable. Ils regardent comme le
comble de l'infortune d'être exclus de tous les honneurs et obligés d'obéir à
ceux qui souvent sont beaucoup moins riches que leurs propres
esclaves.
Réunissez maintenant sur une seule tête les honneurs, les
richesses, la santé, mais sans aucune sécurité. Cet homme est exposé à la fois à
d'innombrables embûches, à l'envie, à la malveillance, à la haine, aux
accusations, aux calomnies; dites-moi, n'est-il pas le plus infortuné des
mortels, passant sa vie à trembler comme un lièvre, se défiant d'une ombre, et
ne voyant dans tous les hommes qu'un sujet de crainte et d'effroi? Mais il a su
échapper à tous ces chagrins, il est aimé de tous ses semblables, tout lui
arrive à souhait, la gloire, les richesses, la sécurité, les honneurs, choses
que l'on ne voit jamais, mais que nous supposons réunies dans un seul homme; il
posséde donc tous les éléments de bonheur, rien ne s'oppose à ses desseins, il a
tout ensemble la faveur du peuple, la santé du corps, une sécurité parfaite, il
est à l'abri de toutes les attaques. Et cependant, avec tout cela, il ne faudra
qu'une méchante femme pour le rendre plus malheureux que ceux qui sont privés de
tous ces avantages. Mais non, sa femme est parfaite et selon ses désirs, ses
enfants seulement sont vicieux, il est encore le plus infortuné des hommes. Ou
bien, il n'a point d'enfants, nouvelle source de chagrins et de larmes.
C'est-à-dire de quelque côté qu'on se tourne sur la terre, on ne voit que
précipices. Pourquoi donc prolonger cette énumération ? Un méchant serviteur
suffit souvent pour tout bouleverser, pour tout confondre, et rien n'est plus
incertain que de placer sa gloire dans les hommes.
Il n'en est pas ainsi de celui qui craint Dieu; délivré des
flots agités du monde, il jouit d'un calme pariait comme dans un port assuré, et
goûte les fruits du véritable bonheur. Aussi le psalmiste laisse de côté tout le
reste pour ne s'attacher qu'à proclamer le bonheur de celui qui craint Dieu. La
félicité de la terre exige comme condition de son existence le concours de tous
ses éléments réunis, et alors même elle est souvent ébranlée par les choses qui
ont servi à la former. Combien de fois n'a-t-on pas vu les richesses devenir une
cause de ruine, la mort frappe une épouse éclatante de beauté, des serviteurs
traîtres à leur maître, des fils parricides ? En un mot, comme je l'ai dit, tout
sur la terre n'est qu'incertitude et déception. Mais pour le bonheur de celui
qui craint Dieu, réunissez contre lui tous les événements contraires, loin d'en
recevoir la moindre atteinte, il n'en deviendra que plus fort et plus durable,
oui, supposez la pauvreté, l'ignominie, un corps mutilé, une épouse querelleuse,
des enfants vicieux, enfin tout ce que vous voudrez, rien n'est capable
d'abattre ou d'ébranler cette félicité. Elle ne dépend point des événements de
la terre, et n'a rien à craindre de leurs vicissitudes; sa racine est dans les
cieux, et c'est ce qui la rend inébranlable. Prouvons, si vous le voulez, cette
vérité par quelques exemples. Joseph n'était-il pas esclave, sur une terre
étrangère, exilé loin de sa patrie, vendu aux barbares, aux Sarrasins d'abord,
et puis aux Égyptiens plus cruels ? N'était-il pas regardé et accusé comme
adultère, indignement calomnié, jeté dans une prison, chargé de fers ? Quelle
atteinte reçut-il de toutes ces épreuves ? Elles ne firent que contribuer à son
bonheur. Voilà, en effet, ce qu'il y a d'admirable : loin de compromettre sa
félicité, ces épreuves lui donnèrent un nouvel éclat, une nouvelle splendeur;
car, sans ce concours de circonstances malheureuses, Joseph ne fût jamais
parvenu à un si haut degré de prospérité.
2. Citons maintenant, si vous le voulez, l'exemple de ceux qui
étaient le plus enfoncés dans le vice, et que l'on vit se convertir tout d'un
coup et se dépouiller de toutes leurs iniquités. Quoi de plus misérable que le
larron ? et cependant un instant suffit pour en faire le plus heureux des
hommes. Il était coupable de meurtres multipliés, puisqu'il était condamné au
supplice de la croix et conduit à la mort; tous se réunissaient pour l'accuser,
toute sa vie, toutes ses années n'avaient été qu'un long tissu de crimes, mais
dans un seul instant il ouvrit son coeur à la crainte de Dieu, et il parvint au
véritable bonheur. (cf Luc 23). Voyez encore cette femme pécheresse qui faisait
trafic de sa beauté et s'abandonnait à toutes les infamies; elle était la plus
malheureuse des créatures, mais elle recouvra le bonheur avec la crainte
salutaire de Dieu. Il n'est point de crime que la crainte de Dieu ne puisse
effacer. Présentez au feu le fer le plus courbé, le plus couvert de rouille, Il
je rendra clair et brillant, enlèvera toute la rouille, et fera disparaître
entièrement tout ce qu'il y avait de tortueux. Voilà les prodiges que la crainte
de Dieu accomplit en un seul instant, et ceux qui en sont pénétrés sont
invulnérables à tous les événements de la terre. Dites-moi, est-ce que Timothée
n'était point d'une constitution faible, sujet à des maladies et à des
souffrances continuelles? Fut-il cependant un homme plus heureux ? Et que
direz-vous de Job ? N'était-il pas réduit à la dernière misère, privé de ses
enfants, dévoré dans son corps par d'affreux ulcères, en butte aux reproches,
aux outrages, aux insultes, en proie à la faim et à tous les maux qui peuvent
accabler l'humanité ? Et malgré ces rudes épreuves, il était le plus heureux des
hommes. Loin de l'accabler, elles ne firent que l'affermir davantage. Sa femme
elle-même vint mettre le comble à ses maux en le poursuivant de ses invectives,
et elle ne fit que faire éclater davantage sa vertu.
C'est à la vue de ces merveilles que le prophète s'écrie :
"Heureux tous ceux qui craignent le Seigneur, et qui marchent dans ses voies."
Ne croyez pas, semble-t-il dire, qu'il suffise d'avoir la crainte de Dieu, il
faut encore marcher dans ses voies, et c'est pour cela qu'il réunit deux choses
: la crainte et les oeuvres. Il en est beaucoup, en effet, dont la foi était
parfaite, mais la vie criminelle et qui ont été les plus malheureux des hommes.
C'est donc pour ne point exposer ses paroles au démenti qu'elles recevraient de
ces exemples qu'il ajoute : "Qui marchent dans ses voies." Or, quelles sont les
voies de Dieu, si ce n'est une vie conforme aux inspirations de la vertu ? Elle
est le chemin le plus sûr pour monter au ciel, entrer dans la cité de Dieu, et
voir Dieu Lui-même autant qu'il est possible à l'homme de contempler son visage.
Il appelle ces voies les voies de Dieu, parce qu'elles conduisent sûrement dans
le ciel et jusqu'à Dieu. Et il n'a point dit, la voie, mais "les voies"; pour
nous apprendre qu'elles sont nombreuses. Dieu les a multipliées, afin que leur
grand nombre nous permit d'y marcher avec plus de facilité. En effet, parmi les
hommes, il en est qui se distinguent par la pratique de la virginité, d'autres
qui mènent une vie sainte dans le mariage, d'autres enfin se sanctifient dans le
veuvage. Ceux-ci se dépouillent de tous leurs biens, ceux-là n'en abandonnent
qu'une partie; les uns ont toujours suivi la voie droite, les autres y sont
rentrés par la pénitence. Vous le voyez, Dieu vous a ouvert un grand nombre de
voies pour vous rendre le choix plus facile. Vous n'avez pu conserver à votre
corps la pureté du baptême; mais vous pouvez lui rendre cette pureté par la
pénitence, par le bon emploi de vos richesses, par vos aumônes. Vous n'avez
point d'argent; vous pouvez au moins visiter les malades, porter des
consolations aux prisonniers, offrir un verre d'eau froide, pratiquer
l'hospitalité, donner deux oboles à l'exemple de la veuve, (cf Luc. 21) gémir
des souffrances des affligés, car c'est là aussi faire l'aumône. Mais vous êtes
dans la dernière détresse, et votre corps est si faible que vous ne pouvez vous
remuer. Supportez avec courage et action de grâces cette triste situation, et
une grande récompense vous est assurée.
C'est en cela que la conduite de Lazare fût admirable. Il
n'assista personne de ses aumônes; comment l'aurait-il fait, lui qui manquait
même du nécessaire ? Il ne descendit point dans les prisons, il ne pouvait même
se lever et se tenir debout. Il ne visita aucun malade; comment l'eût-il pu
faire, lui dont les chiens venaient lécher les ulcères ? Et cependant il obtint
la magnifique récompense de la vertu, pour avoir supporté courageusement ses
souffrances, pour avoir vu sans proférer le moindre murmure ce riche inhumain
passer sa vie dans les honneurs et les plaisirs, tandis que lui était plongé
dans un abîme de maux. Voilà pourquoi Abraham reçut dans son sein ce pauvre qui
ressemblait plutôt à un mort qu'à un homme vivant, et dont la vie s'était
écoulée inutile en apparence sous les portiques du riche, où il était étendu. Il
fut proclamé vainqueur, reçut la même couronne que ce patriarche qui s'était
rendu célèbre par tant d'actions éclatantes, et fut accueilli dans son sein.
Cependant il n'avait fait aucune aumône, défendu aucun opprimé; il n'avait
pratiqué ni l'hospitalité, ni aucune autre oeuvre semblable; il s'était contenté
de rendre grâces à Dieu au milieu de ses souffrances, et il avait ainsi mérité
la brillante couronne réservée à la patience. C'est une grande chose en effet
que l'action de grâces, la sagesse et la patience, qui lutte contre des
souffrances si nombreuses et si vives. C'est la vertu portée jusqu'à l'héroïsme.
C'est cette vertu qui fut couronnée dans Job, et qui faisait dire au démon :
"L'homme donnera peau pour peau et il abandonnera tout pour sauver sa vie; mais
étendez ta Main, et frappe sa chair." (Job 11,4-5). Rien de plus cher en effet
que d'imposer un frein à son âme en proie à la douleur, pour la préserver de
tout péché. C'est un sacrifice comparable au martyre, c'est la plus méritoire de
toutes les oeuvres.
3. Vous donc aussi, mon bien-aimé frère, lorsque vous êtes
éprouvé par les maladies, par les fièvres, par les souffrances, et que la
douleur est sur le point de vous arracher un blasphème, sachez vous maîtriser,
remerciez Dieu, rendez-lui gloire, et la même récompense vous est assurée. Car
pourquoi proférez-vous ces blasphèmes et ces paroles arrières ? En recevez-vous
quelqu'adoucissement à votre douleur ? Quand même elle en deviendrait moins
cuisante, vous ne devriez point vous permettre cette audace, et sacrifier le
salut de votre âme au soulagement de votre corps. Mais bien loin d'en être
adoucie, votre douleur n'en devient que plus vive. En effet, lorsque le démon
voit qu'il a réussi à vous faire tomber dans les blasphèmes, il attise le feu
qui vous dévore, il rend votre douleur plus insupportable pour vous amener à
faire ce qu'il désire. Je le répète, quand même vos souffrances en seraient
adoucies, vous ne devriez point vous permettre ces blasphèmes, mais puisque vous
n'en retirez aucun profit, pourquoi vous donner ainsi gratuitement la mort ? Ne
pouvez-vous garder le silence ? Rendez donc grâces à Dieu, et sachez glorifier
Celui qui vous éprouve dans la fournaise de la souffrance. Au lieu de blasphémer
Dieu, que votre bouche célèbre ses louanges. Vous mériterez ainsi une grande
récompense et un adoucissement certain à vos douleurs. C'est ce que faisait le
saint homme Job, lorsqu'il disait : "Dieu a donné, Dieu a ôté." (Job 1,21). Et
encore : "Si nous avons reçu les biens de la Main de Dieu, pourquoi ne pas en
recevoir les maux ?" (Job 2,10)
Mais, me direz-vous, il ne m'a jamais donné de richesses ?
Votre blessure en est moins profonde. Il est bien plus pénible, en effet, de se
voir dépouillé des richesses qu'on possède, que de vivre dans la pauvreté sans
avoir jamais rien perdu. Un grand nombre de pauvres, en comparant leurs
infortunes aux souffrances des autres, se regardent comme beaucoup plus
malheureux par ce rapprochement. Mais, quand laissant de côté les autres, on ne
se compare qu'avec soi-même, la douleur est d'autant plus profonde que le
souvenir de la jouissance rend plus vif le sentiment de la privation actuelle.
Ainsi il est beaucoup moins pénible de n'avoir jamais d'enfants que de perdre
ceux que Dieu nous a donnés. En effet, il y a une grande différence entre ne
point recevoir, et perdre ce qu'on a reçu. Supportez donc courageusement tout ce
qui peut vous arriver, c'est là pour vous un vrai martyre. Lorsqu'on commande à
un homme de sacrifier aux idoles, ce n'est pas le refus de sacrifier qui fait le
martyre, mais le supplice sanglant qui est la conscience de ce refus. Ainsi
lorsque la douleur met sur vos lèvres le blasphème, ce qui fait de vous un
martyr, c'est la patience avec laquelle vous supportez vos souffrances plutôt
que de laisser échapper une seule parole injurieuse à Dieu. Pourquoi Job fut-il
couronné ? Ce n'est pas pour avoir refusé de sacrifier aux idoles sur l'ordre
qui lui en était donné; mais parce qu'il a supporté son infortune avec un
courage inébranlable. Paul lui-même a été proclamé vainqueur en récompense des
coups de fouet, des tribulations, et de toutes les autres épreuves qu'il a
endurées en rendant grâces à Dieu.
"Vous mangerez le fruit des travaux de vos mains, vous serez
heureux et tout vous réussira." (Ibid., 2). Pourquoi donc proclame-t-il de
nouveau ce bonheur ? Parce qu'il en connaît et qu'il aime à en contempler la
grandeur. Et que signifient ces paroles : "Tout lui réussira. Votre épouse sera
comme une vigne abondante dans les coins de votre maison." (Ibid., 3). Suivant
une autre version : "Dans l'intérieur." Suivant une autre : "Dans les endroits
les plus retirés de votre maison." Vos enfants seront autour de votre table
comme de jeunes plants d'olivier. C'est ainsi que sera béni l'homme qui craint
le Seigneur." (Ibid,, 4). Que dites-vous, je vous prie ? voilà donc l'objet de
ce bonheur et les avantages que vous lui promettez ? L'abondance intérieure, la
jouissance paisible de ses travaux, une épouse féconde, une nombreuse famille ?
Non, tous ces biens n'arrivent que comme accessoires : "Cherchez le royaume de
Dieu, nous dit le Sauveur, et le reste vous sera donné comme surcroît." (Luc
12,31). Le prophète s'adressait à des âmes encore imparfaites, et il les
instruit comme des enfants par des choses sensibles; n'en soyez pas surpris.
Saint Paul, au temps où il prêchait une sagesse si sublime, était oblige de
tenir ce langage aux âmes encore rampantes qu'il instruisait, à plus forte
raison le psalmiste prophète. Et dans quelles circonstances saint Paul
parle-t-il de la sorte ? Dans une multitude d'endroits. Quand il traite de la
virginité, il ne dit rien des avantages qu'elle réserve à ceux qui la
pratiquent, il ne parle que de l'affranchissement des embarras du mariage. (cf I
Cor 7,28). Il tient la même conduite lorsqu'il parle de l'honneur dû aux parents
: "C'est, dit-il, le premier commandement auquel Dieu ait joint une promesse.
Quel est ce commandement : Honorez votre père et votre mère afin que vous viviez
longtemps sur la terre." (Ep 6,2). Lorsqu'il recommande la longanimité à l'égard
des ennemis, il propose encore une récompense sensible : "En faisant cela,
dit-il, vous amasserez des charbons ardents sur leur tête." (Rom 12,20). Jésus
Christ n'en use pas ainsi, Il recommande la virginité et lui montre en
perspective le royaume des cieux. (cf Mt 19,12); lorsqu'il fait un précepte de
l'amour des ennemis, Il nous promet que nous serons semblables à Dieu, autant
que les hommes peuvent le devenir. (cf Mt 5,44-45). Déjà dans l'Ancien
Testament, où les hommes étaient instruits par des objets sensibles, les âmes
plus élevées se conduisaient par des considérations plus sublimes. De là ces
paroles de saint Paul : "Tous ces saints sont morts dans la foi, n'ayant point
reçu les biens que Dieu leur avait promis, mais les voyant et les saluant de
loin." (Heb 11,13). Gardons-nous donc de croire que la seule récompense de ceux
qui craignent Dieu, soit la jouissance des biens de la terre, une épouse, des
enfants, la prospérité dans les affaires domestiques. Ce sont là des récompenses
accessoires et surajoutées. Les biens premiers et essentiels, c'est d'abord la
crainte de Dieu, vertu qui porte avec elle sa récompense, et ensuite ces biens
ineffables que l'oeil n'a point vus, que l'oreille n'a pas entendus, et que le
coeur de l'homme n'a pas compris. "Que le Seigneur vous bénisse de Sion, afin
que vous contempliez les biens de Jérusalem." (lbid., 5). Une autre version
porte : "Voyez Jérusalem dans les biens." Ces biens, sont la jouissance de la
cité, les richesses, la gloire, les lumières, la prospérité, l'abondance, la
paix et la sécurité.
4. "Tous les jours de votre vie." Rien de plus juste que ces
paroles : "Tous les jours de votre vie." La plus grande marque que Dieu était
l'auteur de ces dons, et la preuve la plus éclatante de sa Providence, c'est
qu'ils seraient à l'abri de tout événement fâcheux, de tout désastre, de toute
vicissitude, tant que l'indignation de Dieu n'aurait pas elle-même interrompu le
cours de ses bienfaits. "Et que vous voyiez les enfants de vos enfants." (Ibid.,
6). Mais, me direz-vous, il en est un grand nombre qui, tout en craignant Dieu,
n'ont jamais eu d'enfants ? Qu'est-ce que cela prouve ? Lorsque nous nous
séparons de tout pour nous attacher à Dieu, est-ce en vue de la vie présente ?
N'est-ce pas avant tout pour être agréable à Dieu, et parce que nous espérons
des biens de l'éternité ? Les biens de la terre étaient alors les récompenses
promises, mais pour nous, c'est le ciel et les biens qu'il renferme. Vous me
dites, je craignais Dieu, et cependant je n'ai point eu d'enfants; mais
savez-vous si Dieu ne vous a pas accordé des grâces bien plus précieuses ? Dans
son immense Richesse Il ne répand pas ses Bienfaits d'une manière uniforme, mais
il sait varier ses récompenses. Que de pères de famille ont envié le bonheur de
ceux qui n'avaient pas d'enfants ! Combien de riches sont morts plus
misérablement que les pauvres ! Combien d'autres à qui la gloire s'était donnée
sans réserve, qui en ont été ensuite percés comme d'un glaive, et ont essuyé les
plus tristes revers ! Ne cherchez donc pas la raison de ces divers événements,
et gardez-vous de demander à Dieu compte de ses Actes, supportez tout dans un
esprit de courage et d'actions de grâces. Je dirai plus, ne vous attachez à
aucune des choses de la vie présente. C'est pour cela que la prière qu'il vous
commande de lui adresser, ne renferme qu'une seule demande qui ait rapport aux
biens extérieurs. Et encore cette demande entendue comme il faut a-t-elle une
signification spirituelle. Toutes les autres demandes ont pour objet les cieux,
le royaume des cieux, la perfection chrétienne, la rémission des péchés. Une
seule demande a rapport aux nécessités temporelles. Quelle est-elle ?
"Donnez-nous aujourd'hui notre pain suressentiel." (Mt 6,11), et voilà tout.
C'est qu'en effet nous sommes appelés à posséder une autre patrie; nous sommes
destinés à une vie meilleure, il faut donc que nos prières soient conformes à
une fin aussi sublime, et quand même nous aurions tous les biens de la terre en
abondance, nous devons nous en détacher avec le plus grand soin.
"La paix soit sur Israël." Une autre version porte : "Et voyez
les enfants de vos enfants, la paix sur Israël." Cette prière est pour tout le
peuple. En effet, la paix était l'objet des désirs les plus ardents des Juifs,
épuisés par des guerres prolongées. Que pouvaient leur servir tous les autres
biens sans la paix ? Le prophète leur promet donc le premier de tous les biens,
celui qui leur en garantit la possession, c'est-à-dire la paix, et une paix
perpétuelle.
C'est là l'oeuvre de la Providence divine qui en nous accordant
ses Faveurs nous en assure la jouissance. Comme les choses humaines sont de leur
nature si agiles et passagères, il veut les convaincre que ces biens ne leur
viendront point du hasard, mais de la Protection divine et de la volonté de
Dieu. C'est ce qu'il exprime par ces paroles : "Tous les jours de votre vie," et
il leur promet en même temps une paix durable. Si elle a eu des interruptions,
leurs iniquités en ont été cause. En effet, lorsque Dieu menace les hommes de
les punir, ils peuvent fléchir sa Colère par leur repentir et il suspend alors
ses châtiments. Ainsi, lorsqu'ils se rendent indignes des biens qu'Il leur a
promis, Il revient sur ses promesses. De son côté Il leur a donc promis la paix
pour tous les jours de leur vie, mais leurs injustices ont interrompu le cours
de ses Bienfaits. En vous parlant de la sorte, je veux d'un côté que les Menaces
de Dieu ne vous jettent point dans le désespoir; mais qu'elles vous portent à
apaiser sa Colère par la pénitence; de l'autre que ses Promesses ne favorisent
point votre négligence, mais que vous en méritiez l'accomplissement par une vie
pleine de zèle pour votre perfection. Si nous n'agissons de la sorte, ne
comptons pas sur les promesses de Dieu pour nous sauver. N'avait-il pas promis à
Judas d'être assis sur un trône, comme les onze autres apôtres ? Cependant cette
promesse n'eut point son effet, non par la faute de celui qui l'avait faite,
mais par celle du traître qui s'en rendit indigne. Dieu nous a fait aussi la
promesse de son royaume, gardons-nous donc d'y être indifférents, mais faisons
tous nos efforts pour mériter les biens éternels par la Grâce et la Miséricorde
de notre Seigneur Jésus Christ, à qui soient la gloire et le règne, dans les
siècles des siècles. Amen.
- Jean Chrysostome