Pascal, Blaise, 185
La conduite de Dieu, qui dispose toutes choses avec douceur,
est de mettre la religion dans l'esprit par les raisons, et dans le coeur
par la grâce. Mais de la vouloir mettre dans l'esprit et dans le
coeur par la force et les menaces, ce n'est pas y mettre la religion, mais
la terreur, terrorem potius quam religionem.
Brunschvicg: La conception fondamentale du christianisme,
suivant les maîtres du Jansénisme, c'est qu'il a substitué
le règne de l'amour à la loi de terreur qui était
la loi des juifs.
Pascal, Blaise, 189
Commencez par plaindre les incrédules, ils sont
assez malheureux, par leur condition. Il ne les faudrait injurier
qu'au cas que cela servit; mais cela leur nuit.
Pascal, Blaise, 194
Qu'ils apprennent au moins quelle est la religion qu'ils
combattent, avant de la combattre.
Ceux qui passent leur vie sans penser à cette dernière
fin de la vie, et qui, par cette seule raison qu'ils ne trouvent pas en
eux-mêmes les lumières qui les en persuadent, négligent
de les chercher ailleurs.
Cette négligence en une affaire où il s'agit
d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite
plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et m'épouvante,
c'est un monstre pour moi. Il ne faut pas avoir l'âme fort élevée
pour comprendre qu'il n'y a point de satisfaction véritable et solide,
que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis,
et qu'enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement
nous mettre dans peu d'années dans l'horrible nécessité
d'être éternellement ou anéantis ou malheureux. Il
n'y a rien de plus réel que cela ni de plus terrible. Faisons tant
que nous voudrons les braves: voilà la fin qui attend la plus belle
vie du monde. Qu'on fasse réflexion là-dessus et qu'on dise
ensuite s'il n'est pas indubitable qu'il n'y a de bien en cette vie qu'en
l'espérance d'une autre vie, qu'on est heureux qu'à mesure
qu'on s'en approche, et que, comme il n'y aura plus de malheurs pour ceux
qui avaient une entière assurance de l'éternité, il
n'y a point aussi de bonheur pour ceux qui n'en ont aucune lumière.
Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est le monde,
ni que moi-même; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses...
Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m'enferment comme
un atome et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout
ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j'ignore
le plus est cette mort même que je ne saurais éviter.
Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais
où je vais, et je sais seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe
pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité,
sans savoir laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement
en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d'incertitude.
Et de tout cela, je conclus que je dois passer tous les jours de ma vie
sans songer à chercher ce qui doit m'arriver.
Qui souhaiterait avoir pour ami un homme qui discourt
de cette manière? En vérité, il est glorieux à
la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables; et
leur opposition est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à
l'établissement de ses vérités. Car la foi chrétienne
ne va presque qu'à établir ces deux choses: la corruption
de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ.
Rien n'est si important à l'homme que son état,
rien ne lui est si redoutable que l'éternité; et ainsi qu'il
se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être
et au péril d'une éternité de misères, cela
n'est soit naturel. C'est un enchantement incompréhensible, et un
assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le
cause.
Les hommes n'aiment naturellement que ce qui peut leur
être utile.
Rien n'accuse davantage une extrême faiblesse d'esprit
que de ne pas reconnaître le malheur d'un homme sans Dieu.
Rien n'est plus lâche que de faire le brave devant
Dieu.
Il n'y a que deux sortes de personnes qu'on puisse appeler
raisonnables; ou ceux qui servent Dieu de tout leur coeur parce qu'ils
le connaissent, ou ceux qui le cherchent de tout leur coeur, parce qu'ils
ne le connaissent pas.
Pascal, Blaise, 195
Comme s'ils pouvaient anéantir l'éternité
en détournant leur pensée, ne pensant à se rendre
heureux que dans cet instant seulement.
Cependant cette éternité subsiste, et la
mort, qui doit l'ouvrir et qui les menace à toute heure.
Pascal, Blaise, 195 variante
Notre imagination nous grossit si fort le temps présent,
à force d'y faire des réflexions continuelles, et amoindrit
tellement l'éternité, manquant d'y faire réflexion,
que nous faisons de l'éternité un néant et du néant
une éternité; et tout cela a ses racines si vives en nous,
que toute notre raison ne peut nous en défendre.
Pascal, Blaise, 198
La sensibilité de l'homme aux petites choses et
l'insensibilité aux grandes, marque d'un étrange renversement.
Pascal, Blaise, 199
Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes,
et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque
jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent
voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant
les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur
tour. C'est l'image de la condition des hommes.
Le webmestre: Plusieurs ont vécu cela dans les
temps de guerre où les prisonniers, les indésirables, étaient
abattus d'une manière systématique. Ne pas savoir quand cela
va arriver enlève la pensée de la mort
Pascal, Blaise, 200
Non seulement le zèle de ceux qui le cherchent
prouve Dieu, mais l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas.
Pascal, Blaise, 202
Pour ceux qui sont dans le déplaisir de se voir
sans foi, on voit que Dieu ne les éclaire pas; mais les autres,
on voit qu'il y a un Dieu qui les aveugle.
Pascal, Blaise, 203 Fascinatio nugacitatis.
Afin que la passion ne nuise point, faisons comme s'il
n'y avait huit jours de vie.
Le webmestre: Fascinatio nugacitatis. (Sagesse 4:12 «fascination
de la bagatelle» selon Brunschvicg), nugatorius: futile, vain, sans
valeur, léger Sagesse 4:12 Tob: Car «la fascination de la
frivolité» obscurcit les vraies valeurs et le tournoiement
du désir ébranle un esprit sans malice.
Fascinatio nugacitatis.
Sagesse 4:12 Maredsous: car «l'ensorcellement du
vice» jette un voile sur la beauté morale; et le mouvement
des passions mine une âme ingénue
Sagesse 4:12 Jérusalem: car «la fascination
du mal» obscurcit le bien et le tourbillon de la convoitise gâte
un esprit sans malice.
Pascal, Blaise, 204
Si on doit donner huit jours de la vie, on doit donner
100 ans. Variante: Si on doit donner huit jours, on doit donner toute la
vie.
Pascal, Blaise, 205
Quand je considère la petite durée de ma
vie, absorbée dans l'éternité précédant
et suivant, le petit espace que je remplis et même que je vois, abîmé
dans l'infinie immensité des espaces que j'ignore et qui m'ignorent,
je m'effraie et je m'étonne de me voir ici plutôt que là.
Qui m'y a mis? Par l'ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il
été destiné à moi?
Pascal, Blaise, 209
Es-tu moins esclave pour être aimé et flatté
par ton maître? Tu as bien du bien, esclave. Ton maître te
flatte, il te battra tantôt.
Léon de Brunschvicg: Apostrophe ironique, qui rappelle
le ton d'Épictète. Le maître, c'est le plaisir.
Pascal, Blaise, 212
C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout
ce qu'on possède.
Pascal, Blaise, 213
Entre nous, et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie
entre deux, qui est la chose du monde la plus fragile.
Pascal, Blaise, 215
Craindre la mort hors du péril, et non dans le
péril, car il faut être homme.
Pascal, Blaise, 222
Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne peut pas ressusciter?
Quel est le plus difficile, de naître ou de ressusciter, que ce qui
n'a jamais été soit, ou que ce qui a été soit
encore?
Est-il plus difficile de venir en être que d'y revenir?
La coutume rend l'un facile, le manque de coutume rend l'autre impossible:
populaire façon de juger!
Pascal, Blaise, 224
Que je hais ces sottises, de ne pas croire l'Eucharistie,
etc. (ex. la vierge qui enfante; no.222, 223)! Si l'Évangile est
vrai, si Jésus-Christ est Dieu, quelle difficulté y a-t-il
là?
Pascal, Blaise, 226
Les impies, qui font profession de suivre la raison, doivent
être étrangement forts en raison. que disent-ils donc?
«Ne voyons-nous pas, disent-ils, mourir et vivre les bêtes
comme les hommes, et les Turcs comme les Chrétiens? Ils ont leurs
cérémonies, leurs prophètes, leurs docteurs, leurs
saints, leurs religieux, comme nous, etc.» Si vous ne vous souciez
guère de savoir la vérité, en voir assez pour vous
laisser en repos. Mais si vous désirez de tout votre coeur de la
connaître, ce n'est pas assez; regardez au détail.
Pascal, Blaise, 230
Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible
qu'il ne soit pas; que l'âme soit avec le corps, que nous n'ayons
pas d'âme; que le monde soit créé, qu'il ne le soit
pas; que le péché originel soit, et qu'il ne soit pas.
Pascal, Blaise, 233
Par la foi nous connaissons son existence, par la gloire
nous connaîtrons sa nature.
Léon de Brunschvicg: Au sens théologique
du terme, l'état de gloire c'est la félicité dont
les élus jouiront après le jugement non parce qu'il a été
juste que leurs mérites aient été récompensés,
mais parce qu'à la faveur de la grâce divine ils ont échappé
à la punition de leurs péchés.
Pascal, Blaise, 233
Examinons donc ce point et disons: «Dieu est ou
il n'est pas». Mais de quel côté pencherons-nous? La
raison n'y peut rien déterminer; il y a un chaos infini qui
nous sépare.
Il se joue un jeu, à l'extrémité
de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous?
Si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez vous ne perdez rien. Gagez
donc qu'il est, sans hésiter. «Je le confesse, je l'avoue.
Mais encore n'y a-t-il point moyen de voir le dessous du jeu?»
- Oui, l'Écriture, et le reste, etc. Or quel mal
vous arrivera-t-il en prenant ce pari? Vous serez fidèle, honnête,
humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable.
A la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés,
dans la gloire, dans les délices; mais n'en aurez-vous point d'autres?
Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie, et qu'à
chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude
du gain, et tant de néant de ce que vous hasardez que vous reconnaîtrez
à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie,
pour laquelle vous n'avez rien donné.
«Oh! ce discours me transporte, me ravit, etc.»
- Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu'il est
fait par un homme qui s'est mis à genoux auparavant et après,
pour prier cet Être infini et sans parties auquel il soumet tout
le sien.
Pascal, Blaise, 234
S'il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne
devrait rien faire pour la religion; car elle n'est pas certaine. Mais
combien de choses fait-on pour l'incertain, les voyages sur mer, les batailles!
Je dis donc qu'il ne faudrait rien faire du tout, car rien n'est certain;
et qu'il y a plus de certitude à la religion, qu'il y en a que nous
voyions le jour de demain. Or quand on travaille pour demain, et pour l'incertain,
on agit avec raison, car on doit travailler pour l'incertain.
Pascal, Blaise, 240
«J'aurais bientôt quitté les plaisirs,
disent-ils, si j'avais la foi» - Et moi je vous dis: «Vous
auriez bientôt la foi, si vous aviez quitté les plaisirs.»
Or c'est à vous de commencer.
Pascal, Blaise, 241
J'aurais bien plus de peur de me tromper, et de trouver
que la religion chrétienne soit vraie, que non pas de me tromper
en la croyant vraie.