Brunschvicg: St-Thomas est cité par Pascal comme
étant le représentant le plus autorisé de la
philosophie scolastique. L'ordre scolastique consiste à diviser
et à subdiviser sans fin les questions (La Somme de Théologie
contient plus de 600 questions et de 3000 articles), à mettre en
présence sur chaque question l'affirmation et la négation,
à démontrer enfin chaque thèse et à réfuter
chaque objection par le moyen de syllogismes rangés en bataille.
Une telle argumentation n'a pas de racines dans l'esprit; elle ne fait
pas voir comment une vérité s'engendre chez l'homme,
elle n'a pas le pouvoir de se faire croire.
C'est pourquoi Descartes, et Pascal après lui,
condamnent la scolastique, et y substituent la méthode mathématique
qu'ils regardent comme l'image fidèle du mouvement de l'intelligence.
C'est pourquoi Pascal, au moment même où il rejette «la
mathématique», «inutile en sa profondeur», ne
peut s'empêcher d'y admirer la perfection de cet ordre logique dont
la connaissance et l'observation assureront le succès de sa pieuse
entreprise.
Pascal, Blaise, 062
Parler de ceux qui ont traité de la connaissance
de soi-même; des divisions de Charron, qui attristent et qui ennuient;
de la confusion de Montaigne; qu'il avait bien senti le défaut d'une
droite méthode; qu'il l'évitait en sautant de sujet en sujet,
qu'il cherchait le bon air. Le sot projet qu'il a de peindre! et cela non
pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le
monde de faillir; mais par ses propres maximes, et par un dessein premier
et principal. Car dire des sottises par hasard et par faiblesse, c'est
un mal ordinaire; mais d'en dire par dessein, c'est ce qui n'est pas supportable,
et d'en dire de telles que celles-ci...
Brunschvicg: Le Traité de la Sagesse, de Charron,
qui n'est pas un gros livre, ne comprend pas moins de 117 chapitres, et
chacun de ses chapitres est subdivisé à son tour: au contraire,
les Essais de Montaigne se suivent sans aucune espèce d'ordre, et
dans chaque Essai la pensée de l'auteur court au hasard.
Pascal, Blaise, 063
Les défauts de Montaigne sont grands. mots lascifs;
cela ne vaut rien. Crédule, "gens sans yeux". Ignorant "quadrature
du cercle, monde plus grand". Ses sentiments sur l'homicide volontaire,
sur la mort. Il inspire une nonchalance du salut, sans crainte et
sans repentir. Son livre n'étant pas fait pour la piété,
il n'y était pas obligé: mais on est toujours obligé
de n'en point détourner. On peut excuser ses sentiments un peu libres
et voluptueux en quelques rencontres de la vie; mais on ne peut excuser
ses sentiments tout païens sur la mort; car il faut renoncer à
toute piété, si on ne veut au moins mourir chrétiennement;
or, il ne pense qu'à mourir lâchement et mollement par tout
son livre.
Pascal, Blaise, 065
Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que
difficilement. Ce qu'il a de mauvais, j'entends hors les moeurs, pût
être corrigé en un moment, si l'on eût averti qu'il
faisait trop d'histoires, et qu'il parlait trop de soi.
Pascal, Blaise, 066
Il faut se connaître soi-même: quand cela
ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à
régler sa vie, et il n'y a rien de plus juste.
Le webmestre: Connais ton Dieu et tu te connaîtras
toi-même, ta connaissance de Dieu te transformera à son image,
selon laquelle tu as été créé.
Pascal, Blaise, 067 Vanité des sciences.
- La science des choses extérieures ne me consolera
pas de l'ignorance morale, au temps de l'affliction; mais la science des
moeurs me consolera toujours de l'ignorance des sciences extérieures.
Pascal, Blaise, 069 Deux infinis, milieu.
- Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n'entend
rien.
Pascal, Blaise, 070 La Nature ne peut s'arrêter
aux extrêmes.
La nature nous a si bien mis au milieu que si nous changeons
un côté de la balance, nous changeons aussi l'autre: Je fesons,
zôa trekei. Cela me fait croire qu'il y a des ressorts dans notre
tête, qui sont tellement disposés que qui touche l'un touche
aussi le contraire.
Brunschvicg: De cette loi d'oscillation qui semble révéler
comme un jeu de contrepoids dans notre mécanisme intellectuel, Pascal
donne le curieux exemple suivant: En français, suivant un usage
qui s'est conservé dans plus d'un patois, le sujet singulier «je»
est accompagné du verbe au pluriel, tandis qu'en grec, comme l'indique
l'exemple classique «les animaux court», avec le sujet au pluriel
neutre on met le verbe au singulier.
Pascal, Blaise, 072
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature? Un néant
à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du
néant, un milieu entre rien et tout.
Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes,
la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés
dans un secret impénétrable, également incapable de
voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où
il est englouti.
Pascal, Blaise, 077
Je ne puis pardonner à Descartes; il aurait bien
voulu, dans toute sa philosophie, se pouvoir passer de Dieu; mais il n'a
pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le
monde en mouvement; après cela, il n'a plus que faire de Dieu.
Pascal, Blaise, 080
D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et
un esprit boiteux nous irrite? A cause qu'un boiteux reconnait que nous
allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons; sans
cela nous aurions pitié et non colère.
Pascal, Blaise, 082
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus
large qu'il ne le faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique
sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra.
Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et
suer.
Pascal, Blaise, 082
L'imagination dispose de tout; elle fait la beauté,
la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. l'opinion régit
le monde.
Voilà à peu près les effets
de cette faculté trompeuse qui semble nous être donnée
exprès pour nous induire à une erreur nécessaire.
Notre propre intérêt est encore un merveilleux
instrument pour nous crever les yeux agréablement. Il n'est pas
permis au plus équitable homme du monde d'être juge de sa
cause.
La justice et la vérité sont deux pointes
si subtiles, que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement.
Plaisante raison qu'un vent manie, et en tout sens!
Pascal, Blaise, 083
L'homme n'est qu'un sujet plein d'erreur, naturelle et
ineffaçable sans la grâce. Rien ne lui montre la vérité.
Tout l'abuse; ces deux principes de vérités, la raison et
les sens, outre qu'ils manquent chacun de sincérité, s'abusent
réciproquement l'un l'autre.
Pascal, Blaise, 084
L'imagination grossit les petits objets jusqu'à
en remplir notre âme, par une estimation fantastique; et, par une
insolence téméraire, elle amoindrit les grands jusqu'à
sa mesure, comme en parlant de Dieu.
Pascal, Blaise, 096
Lorsqu'on est accoutumé à se servir de mauvaises
raisons pour prouver des effets de la nature, on ne peut plus recevoir
les bonnes lorsqu'elles sont découvertes.
Pascal, Blaise, 097
La chose la plus importante à toute la vie est
le choix d'un métier: le hasard en dispose. La coutume fait les
maçons, soldats, couvreurs.
Pascal, Blaise, 098
C'est une chose pitoyable, de voir tant de Turcs, d'hérétiques,
d'infidèles, suivre le train de leurs pères, par cette seule
raison qu'ils ont été prévenus chacun que c'est le
meilleur. Et c'est ce qui détermine chacun à chaque condition,
de serrurier, de soldat, etc.
Pascal, Blaise, 100 Amour-propre
La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de
n'aimer que soi et de ne considérer que soi.
Mais que fera-t-il? Il ne saurait empêcher que cet
objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères:
il veut être grand, et il se voit petit; il veut être heureux,
et il se voit misérable; il veut être parfait, et il se voit
plein d'imperfections; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime
des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur
aversion et leur mépris.
Cet embarras où il se trouve produit en lui la
plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer;
car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité
qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait
de l'anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même,
il la détruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle
des autres; c.à.d. qu'il met tout son soin à couvrir ses
défauts et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut
souffrir qu'on les lui fasse voir, ni qu'on les voie.
C'est sans doute un mal que d'être plein de défauts
mais c'est encore un plus grand mal que d'en être plein et de ne
les vouloir pas reconnaître, puisque c'est ajouter encore celui d'une
illusion volontaire.
Nous ne voulons pas que les autres nous trompent; nous
ne trouvons pas juste qu'ils veuillent être estimés de nous
plus qu'ils ne méritent; il n'est donc pas juste aussi que nous
les trompions et que nous voulions qu'ils nous estiment plus que nous ne
méritions.
Ainsi, lorsqu'ils ne découvrent que des imperfections
et des vices que nous avons en effet, il est visible qu'ils ne nous font
point de tort, puisque ce ne sont pas eux qui en sont la cause; et qu'ils
nous font un bien, puisqu'ils nous aident à nous délivrer
d'un mal, qui est l'ignorance de ces imperfections.
Nous ne devons pas être fâchés qu'ils
les connaissent, et qu'ils nous méprisent: étant juste et
qu'ils nous connaissent pour ce que nous sommes, et qu'ils nous méprisent,
si nous sommes méprisables.
Voilà les sentiments qui naîtraient d'un
coeur qui serait plein d'équité et de justice. Que devons-nous
donc dire du nôtre, en y voyant une disposition toute contraire?
Car n'est-il pas vrai que nous haïssons la vérité
et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu'ils se trompent à
notre avantage, et que nous voulons être estimés d'eux autres
que nous ne sommes en effet?
Car est-il juste que nous les trompions? Il y a différents
degrés dans cette aversion pour la vérité; mais on
peut dire qu'elle est dans tous en quelque degré, parce qu'elle
est inséparable de l'amour-propre. C'est cette mauvaise délicatesse
qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les
autres, de choisir tant de détours et de tempéraments pour
éviter de les choquer.
Il faut qu'ils diminuent nos défauts, qu'ils fassent
semblant de les excuser, qu'ils y mêlent des louanges et des témoignages
d'affection et d'estime. Avec tout cela, la médecine ne laisse pas
d'être amère à l'amour-propre. Il en prend le moins
qu'il peut, et toujours avec dégoût, et souvent même
avec un secret dépit contre ceux qui la lui présentent.
Il arrive de là que, si on a quelque intérêt
d'être aimé de tous, on s'éloigne de nous rendre un
office qu'on sait nous être désagréable; on nous traite
comme nous voulons être traités; nous haïssons la vérité,
on nous la cache; nous voulons être flattés, on nous flatte,
nous aimons à être trompés, on nous trompe.
C'est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune
qui nous élève dans le monde nous éloigne de la vérité,
parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est
plus utile et l'aversion plus dangereuse.
Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul
n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas: dire la vérité
est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux
à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or ceux qui
vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui
du prince qu'ils servent; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un
avantage en se nuisant à eux-mêmes.
Ce malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire
dans les grandes fortunes; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce
qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer
des hommes.
Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle;
on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter.
Personne ne parle en notre présence comme il en
parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée
que sur cette mutuelle tromperie; et peu d'amitiés subsisteraient,
si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il
en parle alors sincèrement et sans passion.
L'homme n'est que déguisement, que mensonge et
hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres.
Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite
de la dire aux autres; et toutes ces dispositions, si éloignées
de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son coeur.
Le webmestre: Pascal a bien décrit la vieille nature.
Mais Jésus nous appelle à marcher dans la vérité,
à ne plus nous mentir les uns aux autres, à nous reprendre
afin de délaisser nos fautes et grandir à l'image de Jésus.
Col.3:9 Ne mentez pas les uns aux autres, vous étant dépouillés
du vieil homme et de ses oeuvres Ga1:10 Et maintenant, est-ce la faveur
des hommes que je désire, ou celle de Dieu? Est-ce que je cherche
à plaire aux hommes? Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais
pas serviteur de Christ.
Pascal, Blaise, 103
L'exemple de la chasteté d'Alexandre le Grand n'a
pas fait tant de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants.
Il n'est pas honteux de n'être pas aussi vertueux que lui, et il
semble excusable de n'être pas plus vicieux que lui.
On croit n'être pas tout à fait dans les
vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices de ces grands
hommes; et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont en cela du commun
des hommes.
On tient à eux par le bout où ils tiennent
au peuple (au commun des hommes); car, quelques élevés qu'ils
soient, si sont-ils unis aux moindres des hommes par quelque endroit.
Ils ne sont pas suspendus en l'air, tout abstraits de
notre société. Non, non; s'ils sont plus grands que nous,
c'est qu'ils ont la tête plus élevée; mais ils ont
les pieds aussi bas que les nôtres.
Ils y sont tous à même niveau, et s'appuient
sur la même terre; et par cette extrémité ils sont
aussi abaissés que nous, que les plus petits, que les enfants, que
les bêtes.
Brunschvicg: Pascal oppose la délicatesse avec
laquelle Alexandre le Grand traita la femme et les filles de Darius, et
les accès de fureur causés chez lui par l'ivresse, qui l'entraînèrent
à tuer Clitus et furent sans doute la cause de sa mort.
Le webmestre: Il est vrai que les péchés
des hommes de Dieu devenir une occasion de chute en servant de prétexte
facile pour mal agir. Ex. la séparation de Paul et de Barnabas à
la suite d'un conflit.
Pascal, Blaise, 104
Quand notre passion nous porte à faire quelque
chose, nous oublions notre devoir: comme on aime un livre, on le lit, lorsqu'on
devrait faire autre chose.
Pascal, Blaise, 106
En sachant la passion dominante de chacun, on est sûr
de lui plaire; et néanmoins chacun a ses fantaisies, contraires
à son propre bien, dans l'idée même du bien; et c'est
une bizarrerie qui met hors de gamme.
Pascal, Blaise, 108
Quoique les personnes n'aient point d'intérêt
à ce qu'elles disent, il ne faut pas conclure de là absolument
qu'elles ne mentent point; car il y a des gens qui mentent simplement pour
mentir.
Pascal, Blaise, 110
Le sentiment de la fausseté des plaisirs présents,
et l'ignorance de la vanité des plaisirs absents causent l'inconstance.
Pascal, Blaise, 112
Les choses ont diverses qualités, et l'âme
diverses inclinations; car rien n'est simple de ce qui s'offre à
l'âme, et l'âme ne s'offre jamais simple à aucun sujet.
De là vient qu'on pleure et qu'on rit d'une même
chose.
Pascal, Blaise, 114
Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant; il faut
que je fasse comme les peintres, et que je m'en éloigne; mais non
pas trop. de combien donc? Devinez.
Pascal, Blaise, 119
La nature s'imite: une graine, jetée en bonne terre,
produit; un principe, jeté dans un bon esprit, produit.
Pascal, Blaise, 122
Le temps guérit les douleurs et les querelles,
parce qu'on change, on est plus la même personne. Ni l'offensant,
ni l'offensé, ne sont plus les mêmes. C'est comme un peuple
qu'on a irrité, et qu'on reverrait après deux générations.
Ce sont encore les Français, mais non les mêmes.
Pascal, Blaise, 123
Il n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix
ans. Je crois bien: elle n'est plus la même, ni lui non plus. Il
était jeune et elle aussi; elle est tout autre. Il l'aimerait peut-être
encore, telle qu'elle était alors.
Pascal, Blaise, 124
Non seulement nous regardons les choses par d'autres côtés,
mais avec d'autres yeux; nous n'avons garde de les trouver pareilles.
Pascal, Blaise, 126
Description de l'homme: dépendance, désir
d'indépendance, besoin.
Pascal, Blaise, 127
Condition de l'homme: inconstance, ennui, inquiétude.
Pascal, Blaise, 129
Notre nature est dans le mouvement: le repos entier est
la mort.
Pascal, Blaise, 130
Agitation. Quand un soldat se plaint de la peine qu'il
à, ou un laboureur, etc., qu'on les mette sans rien faire.
Pascal, Blaise, 131
Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être
dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement,
sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance,
sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira
du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin,
le dépit, le désespoir.
Pascal, Blaise, 134
Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration
par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux!
Pascal, Blaise, 135
Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la
victoire: on aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur
acharné sur le vaincu; que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire?
Ainsi dans le jeu. Ainsi dans la recherche de la vérité,
on aime à voir, dans les disputes, le combat des opinions: mais
de contempler la vérité trouvée, point du tout; pour
la faire remarquer avec plaisir, il faut la voir naître de la dispute.
De même dans les passions, il y a du plaisir à voir deux contraires
se heurter, mais quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que brutalité.
Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.. Ainsi
dans les comédies, les scènes contentes sans crainte ne valent
rien, ni les extrêmes misères sans espérances, ni les
amours brutaux.
Pascal, Blaise, 136
Peu de choses nous console parce que peu de choses nous
afflige.
Pascal, Blaise, 139
J'ai découvert que tout le malheur des hommes vient
d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une
chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer
chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège
d'une place. On ne recherche les conversations et les divertissements des
jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à
divertir le roi, et à l'empêcher de penser à lui. Car
il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense. Voilà pourquoi
tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux.
Quand on leur reproche que ce qu'ils recherchent avec
tant d'ardeur ne saurait les satisfaire, s'ils répondaient, comme
ils devraient le faire s'il y pensaient bien, qu'il ne recherche en cela
qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne
de penser à soi, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet
attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseront leurs
adversaires sans repartie. Mais ils ne répondent pas cela, parce
qu'ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce
n'est que la chasse, et non pas la prise, qu'ils recherchent.
Dire à un homme qu'il vive en repos, c'est lui
dire qu'il vive heureux.
Pascal, Blaise, 143
Que le coeur de l'homme est creux et plein d'ordure.
Pascal, Blaise, 146
L'homme est visiblement fait pour penser; c'est toute
sa dignité et tout son mérite; et tout son devoir est de
penser comme il faut. Or l'ordre de la pensée est de commencer par
soi, et par son auteur et sa fin.
Or à quoi pense le monde? Jamais à cela;
mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à
faire des vers, à courir la bague, etc., à se battre,
à se faire roi sans penser à ce que c'est qu'être roi,
et qu'être homme.
Pascal, Blaise, 147
Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en
nous et en notre propre être: nous voulons vivre dans l'idée
des autres une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela
de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver
notre être imaginaire et négligeons le véritable. Grande
marque du néant de notre propre être, de n'être pas
satisfait de l'un sans l'autre et d'échanger souvent l'un pour l'autre!
Pascal, Blaise, 148
Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions
être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront
quand nous ne serons plus; et nous sommes si vains, que l'estime de cinq
ou six personnes qui nous environnent, nous amuse et nous contente.
Pascal, Blaise, 150
La vanité est si ancrée dans le coeur de
l'homme qu'un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et
veut avoir ses admirateurs; et les philosophes mêmes en veulent;
et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d'avoir bien
écrit; et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir
lus; et moi qui écris ceci, ai peut-être cette envie; et peut-être
que ceux qui le liront...
Pascal, Blaise, 151
La gloire. - L'admiration gâte tout dès l'enfance:
Oh! que cela est bien dit! oh! qu'il a bien fait! qu'il est sage etc. Les
enfants de Port-Royal, auxquels on ne donne point cet aiguillon d'envie
et de gloire, tombent dans la nonchalance.
Pascal, Blaise, 152
Orgueil. - Curiosité n'est que vanité. Le
plus souvent on ne veut savoir que pour en parler. Autrement on ne voyagerait
pas sur la mer, pour ne jamais en rien dire, et pour le seul plaisir de
voir, sans espérance d'en jamais communiquer.
Pascal, Blaise, 164
Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain
lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui
sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et dans la pensée
de l'avenir?
Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se
sécher d'ennui; ils sentent alors leur néant sans le connaître.
Pascal, Blaise, 168
Les hommes n'avaient pu guérir la mort, la misère,
l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y
point penser.
Pascal, Blaise, 171
La seule chose qui nous console de nos misères
est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères.
Car c'est cela qui nous empêche principalement de songer à
nous, et qui nous fait perdre, insensiblement. Sans cela, nous serions
dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus
solide d'en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver
insensiblement à la mort.
Pascal, Blaise, 172
Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons
l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours;
ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt:
si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres,
et ne pensons pas au seul qui nous appartient. C'est que le présent,
d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il
nous afflige; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir
échapper.
Pascal, Blaise, 174
Salomon et Job ont le mieux connu et le mieux parlé
de la misère de l'homme: l'un le plus heureux, et l'autre le plus
malheureux; l'un connaissait la vanité des plaisirs par expérience,
l'autre par la réalité des maux.
Pascal, Blaise, 179
Quand Auguste eut appris qu'entre les enfants qu'Hérode
avait fait mourir, au-dessous de l'âge de deux ans, était
son propre fils à Hérode, il dit qu'il était meilleur
d'être le pourceau d'Hérode, que son fils. Citation de Macrobe,
livre II Saturnales chap. IV
Pascal, Blaise, 183
Nous courons sans souci dans le précipice, après
avoir mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir.