Chapitre
7
La raison et
la foi
La rupture entre la
foi et la raison entraîne plusieurs conséquences au-delà du cadre biblique :
tout d'abord, sur le terrain de l'éthique. Il est, en effet, impossible
d'établir une relation entre un christianisme irrationnel et la morale de la vie
courante qui a besoin de normes. Ainsi, rien d'étonnant à ce qu'aujourd'hui soit
jugé "chrétien" l'acte que la majorité dans l'Eglise, ou dans la société,
considère comme tel à un moment donné. Impossible, en effet, d'avoir une morale
objective dès lors que foi et raison sont totalement dissociées : le relatif est
roi.
Autre conséquence : la législation d'un pays se
voit elle-même privée de tout fondement. La Réforme a établi un système de
lois reposant sur la conviction que Dieu s'est révélé concrètement dans les
choses ordinaires de la vie. Dans l'ancien Palais de Justice à Lausanne, une
magnifique peinture de Léo-Paul Robert (1851 – 1923) représente La Justice
instruisant les juges. Au premier plan de la fresque, l'artiste a peint
plusieurs cas de litiges : une femme contre son mari, l'architecte contre le
constructeur, etc. Léo-Paul Robert présente un procès en pays réformé et montre
la Justice désignant de son épée un livre sur lequel sont inscrits les mots :
"La loi de Dieu". Pour la Réforme, les lois ont un fondement. L'homme
moderne quant à lui, non seulement rejette la doctrine chrétienne, mais supprime
ce que nos pères considéraient comme fondement de la morale et du droit.
Troisième effet : le problème du mal devient
"insoluble". La conviction chrétienne que la Chute est un fait historique,
spatio-temporel, global, accompli par un être humain libre qui a délibérément
décidé de se révolter contre Dieu, est abandonnée. Dès lors, il ne reste plus
que l'affirmation saisissante de Baudelaire : "S'il y a un Dieu, c'est le
diable", ou encore la déclaration d'Archibald Mc Leish, dans sa pièce
intitulée J. B. : "Si Dieu est Dieu, il ne peut pas être bon, et
s'il est bon, il ne peut pas être Dieu."
En dehors de la solution du
christianisme – qui présente Dieu comme le Créateur d'un homme dont
l'existence a un sens précis, dans une histoire qui va vers son achèvement, et
le mal comme résultant de la révolte de Satan suivie, en un lieu précis, de
celle de l'homme – nous ne pouvons qu'accepter, dans les larmes, le jugement
formulé par Baudelaire. Dès que la réponse du christianisme historique est
rejetée, il n'y a plus qu'à affirmer contre toute logique – par un "saut" au
"niveau supérieur" – que Dieu est bon. Car, si nous pensons possible d'accepter
la dichotomie entre les "deux niveaux" et, ainsi, d'échapper à tout conflit avec
la culture et la mentalité modernes, nous nous illusionnons nous-mêmes et,
rapidement, nous serons pris au même piège que nos contemporains.
Enfin, quatrième conséquence : en rejetant le
christianisme du domaine de la raison – en le plaçant au "niveau supérieur" –
nous renonçons à faire connaître l'Evangile à l'homme du XXe siècle aux prises
avec une situation dramatique et à la recherche d'une solution qui l'en libère.
Cet homme n'a pas accepté de plein gré la "ligne du désespoir" et la rupture du
champ de la connaissance (les "deux niveaux"); il s'en accommode comme étant la
conséquence normale de son rationalisme. Il fait bien le brave, parfois ; mais,
au fond, il est au désespoir.
Le chrétien a donc là une bonne occasion de
dire clairement que le christianisme offre justement ce que l'homme moderne
désespère de trouver : l'unité de la pensée. Le christianisme propose, en effet, une réponse cohérente à tous les
problèmes de la vie. Il suppose, certes, que le rationalisme soit rejeté, mais
il réhabilite la rationalité, la capacité d'apprécier avec sa raison ce qui est
susceptible de discussion (ce qui, dans la Bible, a trait à l'histoire et au
cosmos). On voit là l'importance de la distinction, faite plus haut, entre
rationalisme et rationalité. L'homme moderne a perdu cette dernière; il peut la
retrouver dans le christianisme.
Les chrétiens doivent se souvenir que s'ils acceptent
la rupture entre "les deux niveaux" de la connaissance, ils seront exactement
dans la même position que les incroyants, disant les mêmes choses, mais en
termes différents. Pour affronter vraiment l'homme moderne, il importe de
refuser cette dichotomie et de laisser la Bible présenter la vérité aussi
bien sur Dieu lui-même que sur l'histoire et le cosmos. C'est ce que nos pères
au temps de la Réforme ont si bien compris.
Comme nous l'avons vu, si nous sommes totalement
séparés du Dieu infini, nous sommes proches du Dieu personnel qui nous a créés à
son image. Aussi Dieu peut-il parler et s'exprimer à son propre sujet de façon
vraie, sinon exhaustive (comme créatures "finies", il nous est d'ailleurs
impossible d'avoir une connaissance exhaustive en aucun domaine). Il nous révèle
des vérités concernant le royaume qu'il a créé, l'univers et l'histoire. Nous
ne sommes donc pas comme à la dérive !
Mais il n'en est ainsi que si nous nous en tenons à
la doctrine de l'Ecriture mise en honneur par la Réforme. Il ne suffit pas
d'affirmer que Dieu se révèle en Jésus-Christ, si cette affirmation est
disjointe de l'Ecriture, car elle devient alors une bannière vide de sens. Tout
ce que nous savons, tout ce qui a été révélé sur le Christ vient de l'Ecriture.
Jésus lui-même n'a jamais dissocié son autorité de celle de l'Ecriture et tous
ses actes le prouvent.
Tout ceci comporte un facteur personnel. Christ est
le Seigneur de tout; il est le maître de tous les aspects de la vie. Inutile
d'affirmer que Jésus est l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin, le
Seigneur de toutes choses, s'il n'est pas aussi le Seigneur de ma vie
intellectuelle et de sa cohérence. Je suis dans l'erreur ou la confusion si je
chante la seigneurie de Christ tout en prétendant garder mon indépendance (mon
"autonomie") dans certains domaines de ma propre vie, qu'il s'agisse de ma vie
sexuelle ou de ma vie intellectuelle, même si elle est particulièrement élaborée
et intense. L'"autonomie" – c'est-à-dire l'indépendance par rapport à ce que
Dieu nous dit – en quelque domaine que ce soit, dans les sciences ou dans l'art,
est une fausse piste. Les sciences et les arts ne sont pas pour autant figés,
bien au contraire; ils nous montrent les limites à l'intérieur desquelles la
liberté est possible. Si la science et l'art sont placés en situation
d'autonomie (placés au "niveau inférieur"), ils ne peuvent que susciter les
tragédies qui jalonnent l'histoire. Chaque fois que ce qui est placé au "niveau
inférieur" a voulu être "autonome", il "avale" le "niveau supérieur". Non
seulement, Dieu disparaît, mais également la liberté, et même l'homme.
La
Bible parle pour elle-même
Bien des amis se sont demandés comment je parvenais à communiquer avec
les personnes "d'avant-garde" et à me faire comprendre d'elles, même si leur
avis diffère du mien. L'une des raisons est que je m'efforce de montrer la
cohérence de la révélation biblique et la vérité qu'elle expose, sans faire
appel à une adhésion aveugle – par pure soumission à une tradition familiale –
où la réflexion et l'intelligence n'entrent pas en ligne de compte. C'est ainsi
que je suis devenu chrétien moi-même. Après avoir fréquenté une Eglise
"libérale" pendant de nombreuses années, je suis arrivé à la conclusion que
l'athéisme ou l'agnosticisme était préférable à ce que j'y avais entendu. Je
devins donc agnostique et, selon les critères de la théologie libérale, je n'ai
jamais pris dans ma vie de décision plus logique ! Je me mis à lire la Bible –
bien qu'ayant abandonné ce que je croyais être le christianisme – parce que je
ne l'avais jamais lue en entier et qu'il me semblait honnête de l'avoir fait
avant d'en comparer l'enseignement avec la philosophie grecque que j'étudiais
alors. Je devins chrétien après six mois, persuadé que la Bible considérée dans
son ensemble apportait, d'une façon tout à fait passionnante, la solution à tous
mes problèmes du moment.
Ayant toujours eu tendance à penser par images, je
comparais ces problèmes à des ballons flottant dans le ciel. Certes, à l'époque,
j'ignorais encore un bon nombre des questions fondamentales que bien des
personnes se posent, mais la Bible me passionnait – le mot n'est pas trop fort !
– parce qu'elle n'évacuait pas les problèmes comme on crève, d'un coup de fusil,
les ballons dans le ciel. Bien au contraire, tout se passait comme si j'avais
tenu à la main un câble auquel tous les problèmes liés les uns aux autres
étaient accrochés et recevaient leur solution respective à l'intérieur d'un
système que la Bible affirme être la vérité. Bien des fois, j'ai expérimenté
cela. Le système biblique supporte fort bien la confrontation avec n'importe
quelle idéologie du jour et ... se défend lui-même.
Ce système biblique est incomparable et se
distingue de tout autre car il encourage – ce que chacun devrait faire – à réfléchir à partir de soi-même,
et il explique pourquoi.
La Bible affirme, tout d'abord, qu'au commencement
toutes choses ont été créées par un Dieu à la fois infini et personnel, un Dieu
qui a toujours existé. Tout, dans l'univers, porte l'empreinte de sa personne.
La Bible dit, ensuite, que la création n'est pas une extension de l'essence de
Dieu, comme l'envisage le panthéisme, mais qu'elle lui est extérieure, sans que
ce terme ait un sens spatial. Telle est la meilleure manière de présenter la
création à l'homme du XXe siècle. La création est née de la volonté d'un Dieu
qui est une personne éternelle (sans commencement); aussi l'amour et la
communication, attributs de la personne de Dieu, en constituent-ils des
caractéristiques intrinsèques. Dans l'univers, étant donné son origine, le
personnel prime sur l'impersonnel et les aspirations profondes des êtres humains
s'accordent avec cet ordre des choses. Par ailleurs le monde est une réalité
concrète, objective, extérieure à Dieu son Créateur, soumise à un développement
historique de cause à effet. L'histoire, tout comme ma propre personne, sont
bien réelles.
Dans ce contexte d'une histoire vraie, la Bible
enseigne que l'homme a été l'objet d'une attention particulière : Dieu l'a créé
à son image. Si l'être humain méconnaît son besoin de se rattacher à ce qui est
au-dessus de lui, il cherche dans la direction opposée : au-dessous de lui. En
l'occurrence, aujourd'hui, il s'identifie à la machine, et non plus à l'animal,
comme on le faisait à une époque maintenant révolue. Or, la Bible dit que
l'homme doit chercher sa raison d'être en haut, puisqu'il a été créé à l'image
de Dieu : il n'est pas une machine !
Si l'on refuse de prendre en considération une telle
origine de l'univers, quelle autre solution existe-t-il ? II n'y en a pas, à
moins d'admettre que l'homme est le produit d'une triple combinaison faite
d'impersonnel, de temps et de hasard. Malgré les efforts de plusieurs, dont
Teilhard de Chardin (1881 – 1955), la personnalité de l'homme n'a jamais pu être
expliquée de la sorte. Personne n'a jamais pu montrer comment le temps et le
hasard transforment l'impersonnel en personnel.
Si c'était la bonne solution, nous n'aurions plus
qu'à sombrer dans le désespoir. Mais la Bible, en affirmant que l'homme a été
créé à l'image de Dieu, nous donne un point d'ancrage, une référence, que ne
propose aucune idéologie humaniste. Sa réponse est unique en son genre. La Bible
précise pourquoi l'homme doit commencer sa démarche à partir de ce qu'il est
lui-même, et en même temps elle lui indique quelle est sa position par rapport à
Dieu, au Dieu à la fois infini et personnel, seul point de référence adéquat.
Cette démarche est en complet contraste avec tous les autres systèmes
philosophiques et religieux, qui sont dans l'incapacité d'expliquer, pourquoi
ils prennent l'homme pour point de départ, et encore moins de justifier,
ensuite, leurs développements.
Commencer par soi-même, mais ...
Réfléchir à partir de soi-même exige quelque prudence. Il existe, en
effet, deux approches différentes à ne pas confondre. La première est celle des
rationalistes ou humanistes qui estiment que l'homme est totalement indépendant,
"autonome", et qu'il peut atteindre l'ultime vérité, en construisant un pont
dont il serait le premier pilier au-dessus d'une gorge sans fin, c'est-à-dire
dont l'autre bord serait situé à ... l'infini. Cette démarche est illusoire
puisque l'homme est un être "fini", limité, et qu'aucun universel ne peut surgir
de lui. Sartre l'a parfaitement compris en concluant que la vie est absurde.
La seconde démarche est la démarche chrétienne.
L'homme ayant été créé à l'image de Dieu peut raisonner en partant de lui-même,
non parce qu'il serait infini – Dieu seul l'est – mais parce qu'il est une
personne. De plus, comme nous allons le voir, Dieu a donné à cet homme déchu une
connaissance suffisante pour répondre à ses questions vitales et lui éviter tout
désespoir.
L'homme est déchu, mais il n'en a pas pour autant
cessé d'être à l'image de Dieu. Il est toujours un être humain capable d'aimer;
ce serait une erreur de penser que, seul, le chrétien le peut. De même, un
peintre incroyant est capable de représenter la beauté. Ce faisant, l'homme
prouve qu'il est bien à l'image de Dieu ou, autrement dit, il atteste sa
véritable et unique humanité.
Quelle merveille que l'homme ! Même déchu, corrompu,
perdu, il reste cependant un être humain. Il n'est devenu ni machine, ni animal,
ni plante. Les signes de son humanité demeurent – amour, rationalité, désir de
trouver un sens à la vie, crainte du néant, – alors même qu'il en nie
l'existence. Ce sont eux qui le distinguent du monde animal et végétal comme de
la machine. D'un autre côté, étant un être "fini", limité, il ne pourra jamais,
en se prenant pour seul point de départ "autonome", atteindre à aucun absolu. Et
ce d'autant plus que, depuis la Chute, il est en rébellion et sa révolte le
pousse à pervertir la réalité qui l'entoure – l'univers et sa structure – et à
nier sa propre humanité.
La
source de connaissance indispensable
Dans ce contexte, la Bible se définit elle-même et se présente comme la
vérité révélée de Dieu, sa Parole écrite, qu'il communique à ceux qui sont faits
à son image. La théologie moderne et la philosophie séculière, ayant comme
préalable le principe de causalité à l'intérieur d'un système clos, soutiennent
que c'est impossible. La Bible l'affirme pourtant. Prenons comme exemple ce qui
s'est passé au Sinaï (Deutéronome 5:23,21). Moïse dit au peuple : "Vous
avez vu, vous avez entendu", et ce qu'ils ont entendu (entre autres
choses), c'est une communication verbale, faite de. phrases, que Dieu a
adressée à l'homme, en un lieu et en un temps donnés de l'histoire. Rien de
commun avec une expérience existentielle sans contenu précis ou avec un "saut"
anti-intellectuel. Ce même genre de révélation se retrouve, dans le Nouveau
Testament, lorsque Jésus-Christ parle en langue hébraïque à Paul, sur le chemin
de Damas (Actes 9:4,5). Ainsi nous avons la révélation écrite de Dieu dans
l'Ecriture, et nous savons à qui elle s'adresse.
La Bible enseigne que l'être humain, bien que perdu,
n'est pas rien. Certes, l'homme est perdu : il est séparé de Dieu, son véritable
point de référence, à cause de sa réelle culpabilité morale. Mais, jamais il ne
sera rien. D'où l'horreur de son état de perdition, état d'autant plus tragique
qu'il est un être unique, merveilleux.
Ne sous-estimons pas les réalisations humaines,
réalisations qui, dans le domaine scientifique par exemple, montrent la valeur
de l'homme, même si ses inventions servent souvent à des fins qui manifestent
son état de déchéance. Nos ancêtres, tout en croyant à la perdition de l'homme,
ne doutaient pas de la valeur de celui-ci. Ils étaient convaincus que l'homme
peut influer sur le cours de l'histoire jusque dans l'éternité, pour lui-même et
pour les autres. On le voit, l'homme est une création extraordinaire.
En contraste avec cette conception, le rationalisme
fait de l'homme le centre de l'univers et il insiste sur son origine "autonome"
et sa capacité d'acquérir du savoir, ce qui le conduit à conclure que sa vie n'a
aucun sens. Le Zen Bouddhisme aboutit au même constat et manifeste sa
perspicacité en disant que "l'homme entre dans l'eau sans en rider la surface".
Or, la Bible affirme, au contraire, que l'homme suscite indéfiniment des rides.
Etant pécheur, il ne peut être sélectif, il va donc laisser des marques
positives et négatives dans l'histoire. Il n'est, en aucun cas, "un zéro".
Le christianisme forme un système dont toutes les
composantes peuvent être discutées. Nous n'hésitons pas à employer le terme de
"système", bien qu'il ne s'agisse pas d'une abstraction. La Bible présente des
conceptions liées les unes aux autres ; le "système" a une base, un commencement
à partir duquel se produit un mouvement cohérent. Ce commencement est
l'existence du Dieu personnel et infini, Créateur de toutes choses. Le
christianisme n'est pas un ensemble d'expériences vagues et incommunicables,
faites à la suite d'un "saut dans le noir" totalement invérifiable ! Ni la
conversion, commencement de la vie chrétienne, ni la croissance spirituelle ne
ressemblent à un tel "saut". L'une et l'autre sont liées étroitement au Dieu
vivant et présent, et à la connaissance qu'il nous a donnée; l'une et l'autre
concernent l'homme tout entier.
Le
"saut dans le noir": une nouvelle mentalité
Notre contemporain en est là où il est, à cause de la nouvelle attitude
qu'il a adoptée à l'égard de la vérité; la théologie moderne en offre une
illustration des plus claire et tragique.
Considérons deux conceptions de la vérité : celle des
Grecs et celle des Juifs. Pour les Grecs, la vérité est un système métaphysique
merveilleusement équilibré, dont toutes les composantes sont en harmonie les
unes avec les autres. Pour les Juifs et pour la Bible, le concept de vérité est
tout différent. Cela ne signifie pas, cependant, que la conception rationnelle
des Grecs leur soit étrangère, puisque l'Ancien comme le Nouveau Testament sont
susceptibles d'analyse rationnelle; mais pour la mentalité juive, un fondement
plus ferme est indispensable, à savoir une référence à l'histoire, celle qui se
déroule dans l'espace et dans le temps, que l'on peut écrire et qui donne
matière à réflexion.
La conception moderne de la vérité distingue bien
l'une de l'autre des conceptions juive et grecque, mais elle commet une erreur.
Pour elle, les Grecs sont les tenants d'une vérité rationnelle et les Juifs
d'une vérité existentielle, ce qui l'amène à se réclamer de la Bible. Cette
démarche ingénieuse est un contresens. L'originalité de la conception juive par
rapport à la conception grecque, c'est son fondement : l'histoire et non un
système harmonieux. Néanmoins cette conception qui est celle de la Bible est
plus proche de celle des Grecs que ne l'est la conception moderne, parce qu'elle
ne nie pas une partie caractéristique de l'humanité de l'homme, à savoir son
besoin de rationalité, son besoin de penser et d'analyser en termes de thèse et
d'antithèse.
Ce
qui ne change pas dans un monde où tout change sans cesse
Il y a deux choses dont il nous faut être bien convaincus lorsque nous
cherchons à communiquer l'Evangile aujourd'hui, que ce soit à nos proches, à
d'autres chrétiens ou à des incroyants. La première est qu'il existe des faits
objectifs, authentiques, qui échappent aux variations des modes de penser. Ces
faits qui font du christianisme ce qu'il est, ne peuvent pas être modifiés sans
altérer le christianisme du tout au tout. Il est important de le souligner, car
certains chrétiens "évangéliques", sincèrement affectés par leur incapacité à
témoigner efficacement et soucieux d'y remédier, ont tendance à modifier ce qui
doit rester intangible. En agissant de la sorte, ce qu'ils transmettent ne se
distingue plus de ce qui recueille l'assentiment général : ce n'est pas le
christianisme.
En second lieu, pour bien cerner la situation, il
faut se rendre compte que le monde actuel étant en constante évolution, nous
avons à bien connaître les fluctuations de ses modes de penser. Autrement les
principes immuables du christianisme risquent de tomber dans des oreilles de
sourds ! Pour atteindre les intellectuels et les ouvriers, c'est-à-dire deux
groupes généralement absents de nos Eglises bourgeoises, il est nécessaire de
s'appliquer, de toutes ses forces, à trouver le moyen de transmettre les vérités
éternelles dans un monde en perpétuelle transformation.
Il est certes beaucoup plus facile de continuer à
annoncer l'Evangile à la classe moyenne en utilisant les formules
traditionnelles et familières. Ce serait commettre une erreur comparable à celle
qu'aurait faite Hudson Taylor s'il s'était contenté de faire apprendre seulement
l'un des trois dialectes chinois aux missionnaires envoyés dans ce pays,
empêchant toute possibilité de contact avec les deux autres groupes ethniques.
Cela aurait été, de la part de Hudson Taylor, d'une impensable cruauté. Il
savait, certes, que seul le Saint-Esprit amène les coeurs à la foi, et il priait
sans cesse pour que cela se produise; mais il savait aussi que les hommes ne
peuvent pas croire s'ils n'ont pas entendu l'Evangile. Chaque génération de
chrétiens a donc le devoir de faire connaître l'Evangile en termes
compréhensibles pour tous et en tenant compte de la langue et des modes de
penser de chaque milieu.
Nous sommes, nous, chrétiens, aussi injustes et
égoïstes envers notre génération que ces missionnaires l'auraient été s'ils
n'avaient parlé qu'un seul des trois dialectes chinois. Si nous avons tant de
mal à nous faire comprendre de nos propres enfants – sans parler de ceux des
autres –, c'est parce que nous n'avons jamais pris le temps de comprendre
comment leurs façons de penser différaient de la nôtre. Par leurs lectures,
l'instruction, l'éducation, les mass media, même la jeunesse des classes
moyennes est imprégnée par la mentalité du XXe siècle. En bien des circonstances
cruciales, les parents chrétiens, les pasteurs et les éducateurs sont aussi
éloignés de la jeunesse de l'Eglise et de la majorité des jeunes du dehors que
s'ils leur parlaient dans une langue étrangère.
L'objet des développements de ce livre n'est pas
seulement spéculatif; il déborde les limites d'un simple débat académique. Il
concerne une question fondamentale pour tous ceux d'entre nous qui se
préoccupent de communiquer l'Evangile en cette fin du XXe siècle.