Dans cet état il retourna chez lui, et se contraignit, aussi longtemps qu'il lui fut possible, devant sa femme et ses enfants, de peur qu'ils ne s'aperçussent de son angoisse. Mais comme sa tristesse augmentait de plus en plus (2 Corinthiens 7:10). Il ne put se contenir longtemps; ainsi il leur découvrit bientôt ce qu'il avait sur le coeur et leur dit:
- Ma chère femme, et vous, mes chers enfants, que je suis misérable et que je suis à plaindre! Je suis perdu, et le pesant fardeau qui m'accable est la cause de ma perte. J'ai d'ailleurs un avertissement certain que cette ville où nous habitons va être embrasée par le feu du ciel (2 Pierre 3:7,10,11); et que les uns et les autres, moi, et vous, ma chère femme, et vous, mes chers enfants, nous serons misérablement enveloppés tous ensemble dans cet épouvantable embrasement, si nous ne trouvons un asile pour nous mettre à couvert; or, jusqu'ici je n'en vois aucun.
Ce discours surprit au dernier point toute sa famille (1 Corinthiens 2:14); non pas qu'elle y ajoutât foi, mais parce qu'on s'imagina que cet homme avait le cerveau troublé, et qu'il s'était mis des pensées creuses dans l'esprit. Toutefois, dans l'espérance que son cerveau pourrait se remettre par le repos, parce que la nuit approchait, ils se hâtèrent de le mettre au lit.
Mais, au lieu de dormir, il ne fit, presque toute la nuit, que soupirer et verser des larmes. Quand le matin fut venu, ils voulurent savoir comment il se portait. Il leur dit que son état allait de mal en pis, et leur réitéra encore ce qu'il avait dit la première fois. Mais, bien loin de faire quelque impression sur eux, cela ne servit qu'à les irriter. Il s'imaginèrent même qu'ils pourraient le faire changer en usant de rigueur; de sorte qu'ils commencèrent à le mépriser et à le quereller; puis ils l'abandonnèrent à lui-même sans se mettre plus en peine de lui (Matthieu 10:34-39).
Aussi s'enferma-t-il dans sa chambre afin de prier pour eux comme aussi pour déplorer sa propre misère. Quelquefois il allait se promener seul dans la campagne, tantôt lisant, tantôt priant, et c'est ainsi qu'il passait la plus grande partie de son temps.
Il arrivait aussi qu'en allant par la campagne, les yeux fixés, selon sa coutume, sur son livre, il était extrêmement en peine, et j'entendis qu'en lisant il s'écria tout haut comme auparavant: "Que faut-il que je fasse pour être sauvé?".
Je remarquai d'ailleurs qu'il tournait les yeux, tantôt d'un côté tantôt de l'autre, comme un homme qui cherche à s'enfuir; cependant il ne quittait point la place, parce qu'apparemment il ne savait où aller.
Dans ce moment, je vis un homme, dont le nom était Évangéliste, qui s'approcha de lui et qui lui demanda pourquoi il poussait des cris si lamentables.
- Monsieur, lui répondit-il, je vois par le livre que j'ai entre les mains que je suis condamné à la mort,
et qu'ensuite je dois comparaître en jugement (Hébreux 9:27). Je ne saurais me résoudre à la première, et ne suis nullement préparé au dernier (Ezéchiel 22:14).
L'Évangéliste - Comment ne pouvez-vous pas vous résoudre à la mort, puisque cette vie est mêlée de tant de maux?
Le Chrétien - C'est que je crains que le fardeau que je porte ne me fasse enfoncer plus bas que le sépulcre, et ne me précipite jusqu'au fond des enfers. Or, Monsieur, si je ne suis pas seulement en état de souffrir la prison, combien moins pourrais-je soutenir le jugement et en subir l'exécution? Voilà ce qui me fait pousser tant de gémissements.
L'Évangéliste - Si tel est votre état, pourquoi en demeurez-vous là?
- Hélas! répondit le Chrétien, je ne sais où aller.
Là-dessus l'Évangéliste lui donna un rouleau de parchemin où étaient écrites ces paroles: "Fuyez la colère à venir" (Matthieu 3:7).
Le chrétien lut ce rouleau, et aussitôt il demanda à l'Évangéliste, en le regardant tristement : - Où est-ce donc qu'il faut fuir?
Alors l'Évangéliste étendant la main,
lui dit: - Voyez-vous bien, de ce côté là, une petite
porte étroite? (Matthieu 7:13).
Cet homme lui répondit: - Non.
L'Évangéliste lui dit: - Ne voyez-vous pas,
du moins, une lumière brillante au milieu de l'obscurité?
- Il me semble, répliqua-t-il, que je la vois.
- Eh bien! dit l'Évangéliste, attachez uniquement
les yeux sur cette lumière (Psaume 119:105), marchez droit vers
elle, et alors vous verrez bientôt la porte étroite. Quand
vous heurterez, on vous dira ce que vous aurez à faire.
Alors le Chrétien se mit à courir. Mais
il n'était pas encore fort éloigné de la porte de
sa maison, que sa femme et ses enfants lui crièrent de revenir
sur ses pas. Mais lui, sans se retourner, se boucha aussitôt les
oreilles en s'écriant: La vie, la vie, la vie éternelle!
(Matthieu 16:26). Et sans se retourner, il se hâtait de traverser
la plaine.
Ses voisins étant sortis pour le voir, les uns
se moquaient de lui, les autres le menaçaient; quelques-uns lui
criaient de rebrousser chemin. Il en eut même deux qui entreprirent
de le poursuivre et de le ramener de force dans sa maison. Le premier se
nommait l'Obstiné, et l'autre Facile; et bien que cet homme eût
beaucoup d'avance sur eux, ils ne se rebutèrent point, et firent
tant qu'ils l'atteignirent.
Alors il leur dit: - Mes chers voisins, pourquoi me poursuivez-vous?
- C'est, répondirent-ils, pour vous persuader de
revenir sur vos pas avec nous.
- Mais, répliqua le voyageur, c'est impossible.
Vous demeurez dans le ville de Corruption, où je suis né
aussi bien que vous (Romains 5:12), et si vous y mourez, vous serez tôt
ou tard précipités plus bas que le sépulcre, dans
une étang ardent de feu et de soufre. Prenez donc courage, mes chers
voisins, et faites plutôt le voyage avec moi.
L'Obstiné - Comment! avec vous? Abandonner tous
nos amis et renoncer à tous nos plaisirs!
Le Chrétien - Oui, sans doute, parce que rien de
ce que vous laisserez n'est à comparer à la moindre partie
de ce que je cherche, et si vous voulez venir avec moi et m'accompagner
jusqu'au bout, vous aurez les même avantages, car le pays où
je vais est un pays de richesse et d'abondance. Hâtez-vous donc,
et vous éprouverez la vérité de ce que je vous dis.
L'Obstiné - Qu'est-ce donc que vous cherchez, et
qui vous oblige à renoncer à tout pour l'obtenir?
Le Chrétien - Je cherche un héritage qui
ne peut ni se corrompre, ni se souiller, ni se flétrir, et qui est
dans les cieux pour ceux qui le recherchent avec soin et avec persévérance.
Lisez, si vous voulez, toutes ces choses dans mon livre.
L'Obstiné - Bagatelles! bagatelles! Voulez-vous
rebrousser chemin avec nous ou ne le voulez-vous pas?
Le Chrétien - Non, non; je n'en ferai rien. J'ai
mis une fois la main à la charrue: malheur à moi si je regarde
en arrière!
L'Obstiné - Venez donc, mon voisin Facile; retournons-nous-en
et laissons-le aller. Il y a certaines têtes qui se croient plus
sages que les autres, et qui, ayant une fois conçu quelque chose
dans leur imagination, suivent opiniâtrement leur idée et
s'imaginent être infaillibles.
Facile - Ne regardez pas ces choses avec tant d'indifférence;
car si ce que Chrétien nous dit est véritable, les choses
qu'ils cherchent sont préférables à celles auxquelles
nous nous attachons, et je sens quelque penchant à la suivre.
L'Obstiné - Qui! encore d'autres fous! Croyez-moi,
retournons-nous-en. Tout ceci n'est point sage, et les lumières
d'une saine raison doivent nous conduire à tout autre chose. Qui
sait où cet écervelé pourra vous mener? Rebroussez,
rebroussez chemin, et soyez sage une bonne fois.
Le Chrétien - Joignez-vous plutôt à
moi, voisin Facile; car tous les biens dont je vous ai parlé nous
attendent, et d'autres plus excellents encore. Si vous ne voulez pas me
croire, lisez ce livre et vous connaîtrait la vérité:
tout ce qui y est contenu est confirmé et scellé avec le
sang de Celui qui l'a fait (Hébreux 9:17, 21).
Facile - Eh bien! voisin Obstiné, je suis résolu
à m'en aller avec le Chrétien et à éprouver
le même sort que lui.
L'Obstiné - Mais, mon cher ami, savez-vous bien
le chemin de ce lieu tant désiré?
Le Chrétien - Un nommé Évangéliste
m'a ordonné de gagner une petite porte qui est là devant
nous, où l'on nous enseignera le chemin qui doit nous conduire plus
loin.
Facile - Allons donc, mon cher compagnon, allons!
C'est ainsi qu'ils continuèrent ensemble leur chemin;
- Pour moi, dit l'Obstiné, je retourne dans ma
maison, et je ne veux point être le compagnon de semblables visionnaires.